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Grandir au sein de la mode, selon Marie-Ève Lecavalier

14 mar 2019


La créatrice Marie-Ève Lecavalier, originaire de Montréal, unit ses forces avec Édito pour créer la première collection designer produite par Simons. Le tête-à-tête suivant est signé Anja Aronowsky Cronberg qui a fondé Vestoj en 2009, plate-forme de réflexion critique sur la mode. Aujourd'hui, elle crée le journal annuel Vestoj, Vestoj Online et les performances en direct Vestoj Salons. Elle vit à Paris et produit Vestoj sous le patronage partiel du London College of Fashion où elle travaille également en tant que chercheuse principale en théorie et pratique de la mode.


Entourée de ses vêtements suspendus au portant d’un beau et grand local parisien non loin du quartier du Marais, elle m’accueille d’une main ferme et d’un sourire chaleureux. Je peux lire sur son visage que cette semaine dans la capitale fut stressante. Depuis son succès au Festival d’Hyères à la Villa Noailles, tout le monde semble vouloir un petit peu de Marie-Ève. À présent, la voilà sélectionnée pour le prix LVMH ; cette distinction qui vous assure d’avoir les regards de toute la mode portés sur vous. C’est donc sans surprise qu’acheteurs et journalistes se pressent devant son travail. Au travers du prisme de son apprentissage encore en vigueur, quel est l’avis de l’intéressée sur les rouages de cette industrie ?

Agir au bon moment est primordial dans la mode. Ça et la chance. Le prix Chloé au festival d'Hyères a été un réel coup d'envoi pour moi. Jean-Pierre Blanc, le fondateur, était l'un de mes professeurs à la Haute École d'art et de design en Suisse, alors j'avais entendu parler du prix avant même d'y être inscrite. J'ai pensé que le côté fait main et artisanal de mon travail résonnerait avec le jury, et j'avais raison. Je ne m'étais pas préparée à toute l'attention que cela m'apporterait ; je ne suis d'ailleurs pas certaine que l'on puisse se préparer à quelque chose comme ça. J'étais si surprise qu'autant de journalistes puissent être intéressés par ce que j'avais à dire. À l'école, je ne me suis jamais réellement sentie comprise, donc peu au centre de l'attention. Je n'avais toujours pas de marque à proprement parler, uniquement ma collection de fin d'études, alors que j'étais encore en stage! Pourtant, et j'ignore pourquoi, de nombreux détaillants pensaient que j'étais déjà une maison de création à part entière. C'est ce qui m'a amenée à réfléchir à la prochaine étape un peu plus sérieusement. Compte tenu de toute la couverture médiatique, créer une collection avait du sens, mais j'étais loin de chez moi, sans tout le nécessaire. Sans argent, sans même de lit. Alors j'ai fait mon temps en Belgique et suis repartie à Montréal. Toutes mes économies sont passées dans la production de cette première collection. 

Il y a tellement de dépenses à prendre en compte dans la mode : les matériaux, l’équipement, l’atelier. Tu dépenses encore davantage pour une exposition et une couverture médiatique. Je me suis vite rendue à l’évidence ; je ne pouvais pas me permettre tout cela. Une jeune marque doit choisir où investir ses ressources. On doit apprendre à être son propre agent de presse et de ventes. Il faut savoir porter autant de chapeaux que possible. C’est sûrement le plus difficile en tant que débutant : savoir tout faire soi-même. Je me considère chanceuse, cependant. Beaucoup ont vu en moi quelque chose de prometteur et ont voulu aider. Et ils l’ont fait quand bien même je ne pouvais pas les payer en retour. J'ai aussi appris à faire preuve d'ingéniosité et à tirer parti des ressources disponibles gratuitement. Instagram, par exemple, est un excellent moyen de promouvoir son travail. Je dirais à tout jeune créateur d’être débrouillard lorsqu’ils en ont l’occasion et d’économiser autant que possible pour la production. Il peut y avoir tellement de surprises lors de ce processus que tout un budget peut y passer en un clin d’œil. 

J’ai grandi en banlieue de Montréal dans un milieu ouvrier.
Mes parents sont artistes, mais ont décidé de miser sur la stabilité lorsqu’il a été question de leurs vies professionnelles ; ma mère était secrétaire et mon père professeur de musique. C’est peut-être générationnel, car de mon côté, j’ai toujours su que j’étais prête à prendre des risques lorsqu’il était question de mes études ou de mon travail.

La mode est un domaine élitiste qui attire énormément de gens fortunés. En ce sens, l'éducation n'est pas très équitable et je ne pouvais pas m'empêcher de temps à autre de me comparer à mes camarades de classe plus aisés. Les choses sont plus simples avec de l'argent dans l'univers de la mode. Mais je suis obstinée. Il m'est arrivé d'avoir trois jobs en même temps. Je ne sortais pas, ne m'achetais rien, ne prenais jamais de vacances. De bien des manières, je suis le mouton noir de la famille. Ça a pris un moment à mes parents et à mon frère pour comprendre pourquoi je tenais tant à me torturer en restant à l'école et pourquoi je travaillais si fort pour ça. J'ai trente ans et je galère encore. S'ils le pouvaient, ils m'aideraient, je le sais, mais ils ne le peuvent pas. 

À chaque école son étudiant modèle et ce n'était jamais moi. Lorsque j'ai terminé mon baccalauréat à Montréal, j'ai commencé à appliquer pour des emplois dans la haute-couture en Europe et à New York. J'ai postulé chez Raf Simons où l'on m'a dit que mon portfolio n'était pas assez solide. Ça m'a fait prendre du recul. Si mon portfolio n'était pas assez fort, il fallait que je trouve le moyen de le rendre. Au Canada, l'éducation est impeccable lorsqu'il s'agit de technique, mais on omet la vision créative et la prise de risques. Ce sur quoi je me suis concentrée lorsque je suis allée étudier en Europe. Je savais que ma technique était bonne, mais j'étais là pour trouver mon esthétique.

Bachelière, je comparais toujours mes travaux à ceux des autres, par manque de confiance. À la maîtrise, mon but était de cerner ma voix, ce que j’ai finalement réussi à accomplir. Une fois ce diplôme obtenu, j’ai postulé de nouveau chez Raf Simons et cette seconde fois fut la bonne. J’ai pris conscience que la concurrence était si rude dans la mode que la seule manière de se démarquer des autres était d’ajouter sa touche personnelle dans ce que l’on produit. J’ai appris et apprends encore à écouter mes instincts. Être à Montréal aide beaucoup, je dirais. Je peux rester dans ma bulle. 

Lorsque j’étais encore à l’école, l’idée que je me faisais de l’industrie était plutôt naïve. Je pensais que chaque saison, les créateurs partaient d’une page blanche et se mettaient à produire tout à partir de rien. C’est en stage que j’ai finalement compris qu’il s’agissait d’un business à 100 à l’heure. On apprend à faire d’une idée quelque chose de concret et donc à faire la paix avec les restrictions et autres compromis que cela implique. Le meilleur conseil reçu a été de ne pas être trop dure avec moi-même. Il m’arrive encore de manquer de confiance en ce que je suis et ce que je fais, mais j’apprends encore. Pas besoin d’avoir tout compris sur tout. C’est un processus.

Je suis assez précautionneuse dans tout ce que j’entreprends et suis très protectrice de mon travail. Je n’étais rien avant de gagner ce prix à la Villa Noailles, et aujourd’hui, les yeux sont rivés sur moi. Les gens m’offrent leurs conseils constamment et il est donc de mon ressort de filtrer ces instigations. Je pense souvent à ce que me disait l’un de mes enseignants : « Écoute tout le monde, mais tu n’as pas besoin de suivre leurs avis. Pense à ce qui est d’intérêt pour toi. Quant au reste, débarrasse-t’en ». J’ai un bon instinct lorsqu’il est question de savoir qui laisser rentrer et à qui ne pas porter attention. Je suis à la recherche de personnes calmes et professionnelles, pas forcément la dernière sensation du moment. Je prends les choses doucement, je les laisse se développer naturellement et je dois dire que je suis très satisfaite de mon entourage actuel. Je peux leur faire confiance et sais pertinemment qu’ils veulent le meilleur pour moi.

Il n’existe pas d’emploi payant dans la mode. La plupart des diplômés passent par une année de stages non rémunérés. Dans mon cas, c’était inconcevable. Alors, entre être au chômage ou démarrer ma propre compagnie, j’ai choisi la seconde option. Je préférais me battre, mais en construisant quelque chose à moi. C’est drôle, beaucoup de mes amis ont démarré une entreprise dans les dernières années, tous pour la même raison. Aujourd’hui, l’industrie de la mode carbure aux stages non rémunérés. Et quand bien même j’estime qu’ils devraient l’être, en tant que propriétaire d’une petite entreprise, je peux comprendre les raisons pour lesquelles ils ne le sont pas. C’est compliqué.

Comment fais-je pour avancer? Tout le monde sait qu’on ne fait pas d’argent la première année, alors se maintenir à flot est aussi essentiel que difficile. En tant qu’étudiant, on est laissé à soi-même et l’on n’est responsable que de sa personne. Qu’on choisisse de ne pas manger ou de ne pas dormir, c’est sa propre santé qui est mise en jeu. En tant que professionnel, on est mêlé à la vie des autres, ce qu’on ne peut pas négliger. Laisser tomber les gens est réellement ce qu’il y a de plus difficile.

Il y a cinq mois de cela, j’étais encore qu'une enfant dans cette industrie.
J’ai tellement appris et mûri en l’espace de si peu de temps. Je suis actuellement travailleuse autonome pour des maisons de couture parisiennes vraiment haut de gamme et j'ai collaboré avec des partenaires intéressants. Cette collection pour La Maison Simons en est un bon exemple. Je prends conscience de ma valeur, ce qui est capital. Il faut savoir la reconnaître, l’assumer et la protéger. Je réalise mon influence et apprends à dire poliment non quand j’en ai besoin. Après avoir travaillé si dur, je veux m’associer aux personnes qui comprennent ma vision des choses et qui sont capables de l’appuyer. À mes yeux, c’est ça, le succès ;
faire ce que j’aime tous les jours.